Molly

Molly

Mardi 24 août 2010 à 22:29

  

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  Quand la totalité du contenu de la seringue fut évacuée dans la perfusion, Florian malaxa le sac afin que tout le poison se répande équitablement dans le liquide composé essentiellement de glucose. La digitaline, extraite de la digitale pourpre, une plante tout aussi belle que dangereuse, était connue depuis des milliers d’années pour ses propriétés bradycardisantes. Le cœur de Peter, déjà affaibli par l’accident, ralentirait ses contractions au rythme du goutte à goutte de la perfusion puis cesserait de battre. On estimait qu’avec seulement 350 mg, un homme de soixante-quinze kilos sur deux mourrait. La dose administrée par Florian à Peter était d’environ 300 mg. Mais l’état plus que critique de ce dernier ne faisait aucun doute quant à  l’issu tragique qui se préparait.
  Après avoir soigneusement replacé la seringue dans sa poche ainsi que le flacon désormais vide, il alla voir Mattew dans le couloir pour lui faire part de ses fausses constatations.
  -Votre frère se porte bien, sa saturation en oxygène est légèrement en-dessous de la normale mais rien de bien méchant, son rythme cardiaque est parfait, tout laisse penser qu’il se rétablira vite.
  -Merci beaucoup docteur. Merci pour tout ce que vous faites pour mon frère. S’exclama Mattew en empoignant la main de Florian.
  -Je ne fais que mon métier et puis vous savez, je ne suis qu’externe, je n’ai pas encore officiellement le titre de docteur. Répondit-il en déposa une tape amicale sur son épaule. Enfin, vous pouvez retourner dans sa chambre, je vous autorise même à y rester un peu plus longtemps pour me faire pardonner de vous avoir dérangés. Je file, j’ai d’autres patients qui m’attendent. Bon courage à vous.

  Lorsqu’il se trouva à l’abri des regards du personnel qui passait dans le couloir, Florian entra dans une petite pièce où étaient rangés cathéter, seringues, pansements, compresses… Il attrapa un morceau de coton sur une étagère qu’il se scotcha sur l’avant-bras à l’aide de sparadrap. Puis il jeta sa blouse dans une poubelle dissimulée derrière de gros cartons et s’assura que personne ne le voyait pour reprendre son chemin dans le couloir comme si de rien n’était.
  Au rez-de-chaussée, il feint de croiser Gregory par hasard, toujours assis sur son siège.
  -Gregory ! héla-t-il
  -Putain mais t’étais où ?! Et c’était quoi ce plan foireux dans le métro ?! répondit celui-ci en se levant pour la première fois depuis presque une heure.
  -Attendez, expliquez-moi d’abord pourquoi vous êtes là !
  -Peter s’est fait renversé par une voiture.
  -Merde ! Et c’est grave ?!
  -Ils l’ont mis dans le coma… Maintenant faut attendre…
  -Ca craint…
  -Bon et toi ? Qu’est-ce que tu fiches ici si tu ne savais pas que j’étais là ?!
  Florian lui montra son avant-bras.
  -Je me suis fait piqué par une abeille je vous ai dit, vous avez pas entendu ?
  -Tu plaisantes ?! A cause de toi Peter s’est enfui… Et c’est quoi ce délire ? On ne va pas à l’hôpital à cause d’une piqûre d’abeille !
  -Vous peut-être, mais moi j’y suis allergique. Abeilles, guêpes, frelons… tout ce que vous voulez qui possède des ailes et un dard… Normalement en été j’ai toujours avec moi un kit d’adrénaline injectable pour éviter une chute de tension en réaction au venin. Mais là, je l’ai pas pris, vous comprenez, on est en Angleterre… Bref, un mec a bien voulu me conduire à l’hôpital, et une gentille infirmière m’a fait mon injection. Fin de l’histoire.
  -Génial… murmura Gregory en se moquant à moitié des aventures épiques de Florian.
  -Et au fait, j’ai croisé le frère de Peter tout à l’heure dans l’hosto, ça veut dire que vous aurez plus besoin de moi, si ?
  -T’as croisé Mattew ?
  -Ouais.
  -Et comment tu l’as reconnu ?
  -Vous m’avez montré une photo de Peter, et c’est deux là, c’est limite si on les prend pas pour des jumeaux. Alors ? Je peux vous laisser ou pas ?
  -Mattew est anglais donc je suppose que oui, je n’ai plus besoin de toi.
  -Parfait ! Je crois que je vais aller faire un tour en Ecosse, j’ai un oncle qui vit là-bas. Je vous souhaite bonne chance pour votre affaire et je croise les doigts pour que Peter se réveille.
  -Moi aussi.

  Et comme il avait salué Gregory pour la première fois, il lui dit au revoir sans éveiller aucun soupçon.

Mardi 24 août 2010 à 23:44


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  Le cœur de Peter avait tenu moins d’une heure. Mattew, qui s’était endormi à ses côtés, avait été réveillé par un bruit strident en provenance de l’électrocardiogramme. Lorsqu’il avait ouvert les yeux, il y avait vu se dessiner une ligne parfaitement droite et avait hurlé à l’aide. Mais c’était trop tard. Les médecins avaient tout tenté, le massage cardiaque n’avait fait qu’accélérer le processus, à chaque contraction infligée artificiellement au cœur, c’était du poison qui franchissait les oreillettes par les veines.
  Après plus de cinq minutes interminables aussi bien pour l’équipe médicale que pour Mattew, le responsable avait fini par prononcer la phrase tant redoutée « time of death : one past nine ».

  Mattew, effondré, était resté près d’une demi-heure à pleurer le corps sans vie de son frère. Des infirmières avaient fini par tenter de le consoler et Mary l’avait conduit vers Gregory qu’elle pensait être son ami. Le détective avait immédiatement compris la situation et n’avait pas pu s’empêcher de donner un énorme coup de poing dans le mur en face de lui.
  Mary fit s’asseoir Mattew et resta debout aux côtés de Gregory.
  -Comment s’est arrivé ? demanda-t-il.
 
  La jeune infirmière fit tout son possible pour s’exprimer en français.
 - La cœur a stoppé battre, les doctors ont pu rien faire… Vous savez, vu comment il est arrivé, c’est une miracle qu’il n’est pas mort pendant la opération.
  -Oui bien sûr…

  Mary attendit que Mattew sèche ses larmes puis l’entraina près du distributeur automatique pour lui parler. D’où il était, Gregory ne pouvait qu’entendre quelques mots prononcés en anglais et dont il ne comprenait pas la signification.
  -J’ai assisté à l’opération de votre frère Peter. Commença-t-elle. Lorsqu’il est arrivé au bloc, il était conscient. Je lui ai expliqué ce qui allait se passer, qu’on allait l’endormir pour l’opérer, que l’opération en question comportait des risques. On nous a toujours enseigné de mentir aux patients quand c’était pour leur bien, mais votre frère, il savait qu’il allait sûrement mourir, alors je lui ai clairement fait comprendre qu’il y avait très peu de chances qu’il se réveille, que s’il voulait que je prie avec lui, j’étais disposée à le faire.
   Mattew écoutait l’infirmière avec une attention extrême, comme si chacun de ses mots était de l’or pur, il réalisait qu’elle était en train de lui narrer les derniers instants de la vie de Peter, ses dernières paroles.
  -Mais il a décliné ma proposition en secouant la tête et il a tendu son bras vers la poche de mon uniforme. Continua-t-elle. Au début, je ne comprenais pas ce qu’il voulait alors je me suis approchée de lui et je l’ai entendu murmurer « carnet ». J’avais un petit carnet bleu dans ma poche, il me sert à noter tout ce qui me semble important lorsque je suis autorisée à regarder les opérations. J’ai tiré mon carnet de ma poche et je le lui ai donné avec un stylo. Il l’a ouvert à une page complètement au hasard et a écrit quelque chose. Il a refermé le carnet et l’a remis à sa place. Et puis il m’a regardée droit dans les yeux et m’a très clairement dit « si je meurs pendant l’opération ou plus tard, donnez ça à mon frère. Promettez-le-moi. ». J’ai promis et on lui a placé un masque à oxygène sur le visage pour l’endormir. Vous comprenez donc pourquoi je viens vous voir. Je dois vous transmettre le message de Peter.
  Mary attrapa son carnet, arracha une page précise, la plia en quatre et la plaça dans la main de Mattew.
  -Je ne sais pas ce que ça veut dire, expliqua-t-elle, mais vous, vous devez le savoir.
  Et elle s’en alla.

  Mattew se dirigea vers Gregory et lui relata sa conversation avec l’infirmière.
  -Je n’ai pas la force de l’ouvrir, dit-il en tendant la feuille à Gregory, faites-le à ma place.
  Le détective pris la feuille, la déplia. Ce qu’il y lu lui transperça le cœur, il fut pris de violentes nausées et ses jambes ne le portant plus, il tomba violemment sur le sol. Plusieurs infirmières témoins de la scène accoururent pour l’aider à se relever tandis que Mattew, paniqué par la réaction de Gregory arracha la feuille que le jeune homme tenait toujours entre ses doigts.

  Lorsqu’il posa ses yeux sur l’écriture de son frère, Mattew demeura paralysé, comme foudroyé puis s’écroula lui aussi.

  La page du carnet flotta quelques instants dans l’air puis vient délicatement effleurer le carrelage et finit par s’immobiliser. Ecrites à l’encre noire, de petites lettres délivraient un bien grand message : « Molly = Nora ».

Mercredi 25 août 2010 à 22:32


 

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  Gregory et Mattew avait été placés dans une chambre pour se remettre de leurs émotions. Les docteurs de l’hôpital s’étaient inquiétés de leur état, allant même jusqu’à se demander s’ils n’avaient pas subi une intoxication en mangeant quelque chose à la cafétéria ou bien si l’air contenait une substance nocive.
  Mary l’infirmière avait mis fin à leurs interrogations en leur révélant l’existence de la page du carnet et en leur expliquant qu’elle devait contenir quelque chose de très important. Ceci ne nécessitant aucun soin particulier, ils avaient laissé les deux hommes à leur sort, les réprimandant à moitié pour les troubles qu’ils avaient involontairement causés.

  Gregory revivait des sensations qu’il avait déjà connues, après le suicide de Margaret, son univers s’était écroulé et il l’avait plus ou moins reconstruit avec les petits morceaux de bonheur  qu’il avait partagés avec Nora. La fameuse page du petit carnet l’avait refait exploser tel un second Big Bang et il n’était pas sûr que comme le premier l’avait fait il y a plus de treize milliards d’années, celui-ci aboutisse à la naissance d’un nouveau monde. Car le monde de Gregory n’existait plus. Sa propre identité venait de lui être volée. Il n’avait jamais connu son père, sa mère ne l’aimait pas et il ne l’aimait pas non plus, il n’avait aucune famille. Sa vie, il l’avait créée de toutes pièces avec sa femme et sa fille. Mais sa femme était morte, et désormais, sa fille n’était plus vraiment sa fille. Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte ? Comment un père pouvait-il avoir été si aveugle ? Des milliers de questions tournaient en boucle dans son esprit. Parmi elles, la plus malsaine de toutes tentait de s’imposer face aux autres : celle de l’espoir. Et si Peter ne parlait pas de sa Nora à lui ? Mais la coïncidence était énorme, quelle probabilité y avait-il pour que le père de Molly aille demander de l’aide à un détective lui-même père d’une fillette s’appelant Nora ? Quelle probabilité y avait-il pour que les deux petites filles aient le même âge ? Quelle probabilité y avait-il pour la femme du détective se soit suicidée sans raison apparente ? Gregory s’efforçait de se rendre à l’évidence : Nora n’était pas sa fille et sa vie était bâtie sur un mensonge.

  Contrairement à Gregory dont les yeux exprimaient un profond désespoir, ceux de Mattew rayonnaient de bonheur. Depuis l’enlèvement de Molly, il n’avait jamais ressenti cette plénitude qui l’envahissait désormais, il se remémorait chaque seconde où il avait été en présence de Nora, focalisait son esprit sur son visage, parvenait même aussi absurde soit-il à y déceler le sourire de sa mère. Et justement, Mattew pensait également à Clarence, il s’imaginait lui annoncer la nouvelle, voir ses yeux briller à son tour. Enfin, son esprit, mettait en scènes leur retrouvaille avec Molly : ils étaient dans un champ de narcisses, lorsque Molly les vit, elle courut pour les rejoindre et sauta dans les bras de Clarence, elle l’appela « maman ».

  Les deux hommes ne s’étaient pas adressé la parole depuis leurs malaises respectifs. Gregory fuyait le regard de Mattew, craignant une confrontation où il n’aurait pas su quoi dire.
  Mattew finit par briser la glace et il simula une sorte de gêne pour étouffer son excitation.
  -Bon… Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il.
  -Un test. On fait un test de paternité. Répondit Gregory sans détourner ses yeux de la fenêtre.
  -Ici ?
  -Comment ça ici ?!
  -On fait le test à l’hôpital ?
  -Non bien sûr que non ! s’exclama Gregory en se tournant vers lui. Comment voulez-vous qu’on fasse un test nécessitant l’ADN de Nora sans Nora ? On ne va quand même pas se faire envoyer une mèche de cheveux ici !
  -Excusez-moi d’avoir posé la question mais mettez-vous à ma place !
  -Et vous à la mienne !! Je ne comprends plus rien, ok ?! Plus rien ! Alors on va rentrer en France et faire le test. Selon la réponse, on verra ce qu’on fera.
  -Ne devrait-on pas prévenir la police ? Cette affaire nous dépasse tous les deux, Peter en est mort…
  -Non surtout pas ! Nora en souffrirait trop, elle serait placée dans une famille d’accueil le temps de l’enquête et puis qui sait ce qu’ils pourraient découvrir… Non, pour l’instant pas un mot aux flics. Quand votre frère était au bloc, j’ai fouillé le sac qu’il avait avec lui, dedans, il y avait une petite carte de visite en carton avec le nom d’un foyer pour SDF et son numéro de téléphone. Vous n’avez qu’à appeler, je pense que Peter vivait là-bas, demandez à ce qu’on vous expédie à vos frais toutes ses affaires à Bordeaux. On y trouvera peut-être quelque chose.
  -Il ne serait pas plus simple d’aller les chercher directement là-bas ?
  -Non, on rentre à Bordeaux ce soir. Entre l’envoi du test à un laboratoire privé, l’analyse et enfin le résultat, il faut compter au minimum quatre jours, six dans le pire des cas. Et je n’ai pas envie de perdre un jour de plus, la limite de dépôt de courrier est fixée à dix-sept heures, il est treize heures quarante ici donc quatorze heures quarante en France. Si on prend un vol immédiatement, on peut arriver à temps.
  -Et je fais quoi de Peter ? Je ne peux pas le laisser là ! Je dois organiser son enterrement !
  -Ecoutez-moi bien ! Votre frère il est mort ! Mort ! Nora elle, est bien vivante. Un mort peut attendre, elle non.
  Mattew acquiesça et suivit Gregory qui se dirigeait d’un pas rapide vers la sortie de l’hôpital. Dans la rue, il héla un taxi qui les conduisit à l’aéroport de Gatwick pendant qu’il achetait les billets pour Mérignac via internet sur son notebook avec la carte de crédit de Mattew.

***

  Quelques heures plus tard.
  Alice s’attelait à la préparation d’un moelleux au chocolat avec ses deux commis qui n’étaient autres que Nora et Zoé. En seulement trois jours, les deux petites filles étaient devenues très complices et Alice avait déjà entendu Nora parler à sa fille tout à fait normalement. Juste avant la mise au four, Alice proposa de mettre des smarties sur le gâteau pour lui donner un peu plus de couleur et Nora pris grand soin de respecter une certaine symétrie entre les différents tons. Maxime était parti travailler très tôt et allait sûrement rentrer tard. Son mari lui manquait cruellement, sans lui, elle n’était pas rassurée, vivait dans l’angoisse. Elle s’inquiétait pour lui, pour elle, pour Nora, pour Gregory… Elle avait la peur au ventre.
  Vers seize heures trente, alors que le gâteau sortait tout juste du four et qu’elle surveillait Nora et Zoé, d’une impatience extrême et qui n’avaient envie que d’une chose : dévorer le gâteau encore brûlant, on frappa à la porte d’entrée.
  Alice alla ouvrir et se retrouva nez à nez avec Gregory et Mattew.
  -Gregory ! fit-elle tout en essayant de cacher ses craintes.
  -Il faut que je récupère Nora. Dit-il en se dirigeant vers le salon.
  La fillette qui reconnut son père se jeta à son cou. Mattew détourna le regard.
  -Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Alice.
  -Je t’expliquerai plus tard. Pour l’instant, je dois y aller. Tu aurais une enveloppe et un timbre s’il-te-plaît ?
  -Oui bien sûr ! dit-elle.
  Elle lui apporta ce qu’il avait demandé et les reconduisit à la porte.

  Mattew et Gregory avec Nora dans les bras se hâtèrent de chercher une boîte aux lettres. Lorsqu’ils en trouvèrent une, Gregory arracha un cheveu sur la tête de sa fille, qu’il plaça dans l’enveloppe avec celui que lui tendait Mattew. Il y ajouta un billet violet, un autre vert et la referma. Le destinataire n’était autre qu’un laboratoire de biologie privé pratiquant depuis quelques années des tests de paternité à visée judicaire ou totalement anonyme. Il avait déjà effectué de nombreux tests comme celui-ci pour d’anciens clients, il connaissait la démarche par cœur. Lorsqu’il inséra l’enveloppe dans la boîte aux lettres, sa main tremblait.

Jeudi 26 août 2010 à 18:58

 
  Depuis que l’enveloppe était partie s’étaient écoulés trois jours. Il était donc possible que le résultat du test de paternité arrive avec le courrier d’aujourd’hui. Mattew et Clarence s’étaient invités chez Gregory dans l’attente du facteur, tous les deux craignant que le détective n’enlève Nora une seconde fois selon le verdict. Et Gregory ne pouvait pas nier qu’il y avait déjà pensé. Cette idée lui trottait dans la tête depuis qu’ils avaient été dans l’avion pour rentrer en France. S’enfuir n’aurait pas été laborieux, il connaissait toutes les ficelles des fugueurs pour les avoir lui-même déjouées, il savait exactement ce qu’il fallait faire et ce qu’il ne fallait faire sous aucun prétexte. Mais une vie de cavale n’était pas faite pour Nora, ils seraient partis à l’étranger, auraient occupé une chambre d’hôtel différente chaque semaine, la petite fille aurait été déscolarisée, arrachée à ses derniers repères. Et puis financièrement, c’était plus qu’impossible, l’argent de Margaret était presque épuisé et il était certain que Mattew ne le paierait pas s’il ne lui rendait pas son enfant.
  Clarence avait pris Nora sur ses genoux, comme pour l’habituer à sa présence, comme pour l’éloigner progressivement de Gregory. Ce dernier et son mari guettaient le facteur par la fenêtre, croisant les doigts pour qu’une lettre en provenance du laboratoire soit dans sa fourgonnette.
  Nora semblait ressentir l’atmosphère pesante qui flottait dans l’appartement, avec ses yeux d’enfants, elle observait son père qui essayait de lui dissimuler son inquiétude sans aucun résultat. Clarence qui avait perçu la tension de Nora chercha à détourner son attention en jouant avec elle, mais ni les peluches, ni les poupées, ni même la télévision ne parvenaient à la distraire. Presque résignée, elle tenta tout de même de lui chanter une comptine.
  -Ferme tes jolis yeux
   Car les heures sont brèves…
 
  Nora sembla montrer de l’intérêt pour la chanson et plongea son regard dans celui de Clarence.
  -…Au pays merveilleux
   Au doux pays des rêves, continua la jeune femme.
   Ferme tes jolis yeux
   Car tout n’est que…
  -Mensonge. La coupa Nora. Le bonheur est un songe. Ferme tes jolis yeux.
  Mattew et Gregory qui s’étaient retournés en même temps fixèrent Nora avec des yeux ébahis.
  -Comment connais-tu cette berceuse ? lui demanda Clarence en lui prenant les mains.
  -Je la connais c’est tout, pourquoi, c’est mal ?
  -Non non bien sûr mon cœur, et puis tu as une très jolie voix.
  -Nora, file dans ta chambre tu veux bien ? lui ordonna Gregory écœuré par la complicité qui semblait naître entre elle et sa possible mère biologique.
  Nora obéit au plus grand désespoir de Clarence et Mattew pour lesquels le fait que la fillette connaisse la chanson n’était pas le fruit du hasard.
  -Je la chantais à Molly pour qu’elle s’endorme. Expliqua Clarence.
  -Et alors, s’énerva Gregory, Margaret aussi chantait pour que Nora s’endorme ! Ca ne veut absolument rien dire. Arrêtez de voir des signes là où il n’y en a pas ! Et puis arrêtez de vous pavaner comme si vous aviez gagné, et même si c’est le cas, essayez d’imaginer dans quelle situation je me trouve. Je vais peut-être apprendre que Nora n’est pas fille, je vais peut-être perdre la seule chose qui me retient à la vie ! Merde à la fin ! Ca sera sûrement le plus jour de votre vie mais ça sera aussi le pire de la mienne alors par pitié, ne m’envoyez pas votre bonheur en pleine gueule !
  Le couple n’avait pas riposté, ils comprenaient la détresse de Gregory, se sentaient honteux et égoïstes mais ne parvenaient pas à faire se volatiliser le sourire qui était apparu aux coins de leurs lèvres. Quand Mattew avait appris la nouvelle à Clarence, elle lui avait sauté au cou, ils avaient ouvert une bouteille de champagne achetée en vitesse pas Mattew avant de rentrer chez lui, et avait passé la soirée sur leur balcon à ressasser tous leurs souvenirs de Molly. C’était comme si le voile qui flottait au-dessus eux depuis bientôt cinq s’était envolé.

  Aux alentours de dix heures, une voiture jaune avec le logo « la Poste » se gara devant l’immeuble. Gregory et Mattew dévalèrent les escaliers et le facteur n’eut pas le temps de déposer le courrier dans la boîte aux lettres que   Gregory lui arrachait le paquet des mains. Mattew s’excusa pour lui et observa le détective décacheter l’enveloppe blanche. Dedans, deux feuilles pliées en trois donnèrent des frissons aux deux hommes. Gregory en attrapa une et la lu à voix haute.
  -Monsieur Laurent, nous vous remercions encore de la confiance que vous nous accordez. Nous avons eu la chance de collaborer avec vous à de multiples reprises et avons souhaité vous montrer notre reconnaissance en faisant passer votre dossier en priorité. C’est ainsi que nous pouvons vous envoyer les résultats après seulement 3 jours.
Recevez Monsieur nos salutations les plus distinguées.
Antoine Lamarte, directeur du laboratoire.
PS : nous espérons que les résultats apporteront une bonne nouvelle à votre client.

  Tremblant plus que jamais, Gregory s’empara de la seconde feuille. De nombreuses données plus ou moins incompréhensibles pour le commun des mortels se battaient en duel.
  Les tests de paternité étaient basés sur la comparaison entre de petites chaînes d’ADN appelées microsatellites, ne codant aucuns gènes mais qui étaient répétées un nombre de fois propre à chaque individu et transmis par les parents.  Ainsi, en examinant la taille de ces microsatellites, il était simple et sûr de déterminer une éventuelle filiation.

  Gregory lu les différents processus utilisés pour effectuer le test puis arriva au moment fatidique du résultat.
  -Basé sur l’analyse de l’ADN, MATTEW SMITH n’est pas exclu être le père biologique de l’enfant, NORA LAURENT, parce qu’ils partagent tous les allèles dans tous les locus analysés. La Probabilité de Paternité est de 99,99%.
  -Qu’est-ce que ça veut dire « n’est pas exclu » ?!!! demanda Mattew.
  -Ca veut dire que vous êtes le père de Nora. Il y a deux réponses possibles pour un test « est exclu » ou « n’est pas exclu ». répondit Gregory en serrant ses bras autour de sa tête.
  -Je suis le père de Nora !!! Je veux dire de Molly !! Mon dieu !! Clarence !! hurla-t-il. Clarence ! C’est bien Molly !!
  Il remonta dans l’appartement en laissant Gregory en bas. Ce dernier ne ressentait plus rien. Il était vide. Il aurait pu éclater en sanglots, mais ses yeux étaient secs. Il aurait pu frapper le mur, mais il n’avait plus de force. Il aurait pu se tuer, mais il n’était déjà plus en vie. Alors il poussa la grande porte en bois qui le séparait de l’extérieur, la lumière du jour l’aveugla et il marcha. Il marcha jusqu’à l’épuisement.

Jeudi 26 août 2010 à 22:36

  

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  Comme pour mimer les larmes qui auraient du s’écouler des yeux de Gregory, les nuages avaient délivré sur la ville des milliards de petites gouttes d’eau qui venaient mourir sur le jeune homme.
  « Ce qui ne tue pas rend plus fort » disait Nietzsche mais outre la démence dans laquelle il avait été plongé les dix dernières années de sa vie, il n’avait sans doute pas retrouvé sa femme morte dans son salon ou appris que la petite fille qui illuminait sa vie n’était pas la sienne. Le suicide de Margaret l’avait presque anéanti, jamais il n’était devenu plus fort, et aujourd’hui, on venait de l’achever.
  Il errait dans les rues de Bordeaux depuis trois heures environ, sans réel but à atteindre, sans trajet prédéfini, il marchait sous la pluie comme si chaque pas qu’il faisait parvenait à lui enlever un petit morceau de souffrance, il concevait sa propre chimiothérapie, il détruisait progressivement les cellules oncotiques. Mais des pas, il n’en ferait jamais assez.
  Trempé jusqu’à la moelle, il rentra chez lui sans savoir ce qu’il allait y trouver : un appartement vide, sans Nora ? C’est ce qu’il redoutait le plus : qu’on lui ait arraché sa fille qui n’était plus tout à fait sa fille en son absence. Mais alors qu’il était encore dans la cage d’escalier, Clarence se présenta devant lui. Elle plongea ses yeux dans les siens. Il y voyait floue, la pluie acide lui piquait les yeux. Et sans qu’il s’y attende, elle le prit dans ses bras. La chaleur humaine le réchauffa quelques instants et lorsqu’elle s’écarta, il frémit. Elle murmura qu’elle était désolée « Pardon d’avoir chamboulé toute votre vie ». Au fond, Gregory savait qu’elle n’avait pas besoin de s’excuser, elle n’était en rien responsable, on lui avait volé son bébé, elle le retrouvait petite fille, c’est elle qui aurait du accorder son pardon.
  Clarence le conduisit dans sa salle de bain et lui ramena des vêtements secs. Gregory enfila un jean et un tee-shirt, peut-être bien l’avait-il mis à l’envers. Quand ses cheveux ne ruisselèrent plus, il alla rejoindre les parents de Molly dans le salon.
  Clarence et Mattew se jetaient des regards inquiets, et lorsque Mattew se décida à entamer le dialogue, tous deux craignirent la réaction de Gregory.
  -Monsieur Laurent, il faut que vous compreniez que nous ne voulons en aucun cas précipiter les choses. Bien sûr, nous voulons récupérer Molly à plus ou moins long terme mais sachez que jamais nous n’envisagerons de vous priver de Molly. Vous pourrez venir la voir quand vous le souhaiterez, vous serez en quelque sorte un ami de la famille…
  -Oui exactement, poursuivit Clarence, nous voulons faire ce qu’il y a de mieux pour Molly, vous l’arracher n’est pas la bonne solution, nous allons vivre une véritable adoption, il faut préparer le terrain, construire des liens…
  -Il ne faudra d’ailleurs pas tarder à aborder le sujet avec elle, lui expliquer avec des mots d’enfants nos histoires d’adultes. Ajouta Mattew.
  -Et pour lui dire quoi ? interrogea Gregory qui sembla interrompre un texte répété et appris par cœur. Que je ne suis pas son père, que sa maman n’était pas sa maman… Elle ne l’était pas rassurez-moi ?!
  -Non Non ! Bien sûr que non ! s’exclama Mattew.
  -Lui dire que je ne comprends pas ? Que j’ai moi-même assisté à la venue au monde de ma petite fille ? Que je ne sais pas où est cette petite fille mais que ce n’est pas elle ? Un enfant, ça a toujours des milliers de questions à poser, et même si Nora n’est pas comme tous les enfants, elle en aura forcément, et moi, je n’aurai aucune réponse. Attendons de voir ce que contenaient les affaires de Peter, peut-être qu’elles nous aideront à comprendre.

 
  Et effectivement, deux jours plus tard, Clarence appela Gregory pour le prévenir qu’un grand carton avait été livré chez eux. Tous les trois déballèrent les affaires de Peter telles des reliques, inspectant sous tous les angles le moindre objet même le plus insignifiant. Entre les paquets de cigarettes, les briquets, les chaussettes célibataires, les quelques tee-shirts souillés d’alcool et les trois livres qui avaient atterri là dieu seul sait comment, un mini dvd placé dans un étui en plastique attira leur attention.
  Avec l’accord de Mattew, Gregory alluma la télévision de leur salon et plaça le dvd dans le lecteur. La vidéo qui apparut sur l’écran dépassa tout ce qu’ils n’avaient jamais pu imaginer.

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